Le Christ bénissant (Icône du Sinaï, VIe siècle) | par le Père Lev Gillet (Un moine de l'Église d'Orient) |
APPENDICE I : MÉTHODE PSCHO-PHYSIOLOGIQUE DE LA PRIÈRE
1. FORME DE LA PRIÈRE
2. ÉPISODE OU MÉTHODE
3. LES PREMIERS PAS : ADORATION ET SALUT
4. INCARNATION
5. TRANSFIGURATION
6. LE CORPS DU CHRIST
7. LA CÈNE DU SEIGNEUR
8. LE NOM ET L’ESPRIT
9. VERS LE PÈRE
10. JÉSUS TOUT ENTIER
APPENDICE II : L’INVOCATION DU NOM DE JÉSUS EN OCCIDENT
L’Orient byzantin a désigné, assez inadéquatement, sous le terme de " prière de Jésus " toute invocation centrée sur le nom même du Sauveur. Cette invocation a revêtu des formes diverses, selon que le nom était employé seul ou inséré dans des formules plus ou moins développées. Il appartient d’ailleurs à chacun de déterminer " sa " propre forme de l’invocation du nom. Une cristallisation s’est opérée en Orient autour de la formule : " Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur ", mais cette formule n’a pas été et n’est pas la seule. Est authentiquement " prière de Jésus ", au sens byzantin, toute invocation répétée dont le nom de Jésus constitue le coeur et la force. On peut dire, par exemple : " Jésus Christ ", ou " Seigneur Jésus. " La formule la plus ancienne, la plus simple, et, à notre avis, la plus facile est le mot " Jésus " employé seul. C’est dans ce sens que nous parlerons ici de la " prière de Jésus ".
Ce mode de prière peut être prononcé ou seulement pensé. Il se trouve donc à la limite entre la prière vocale et la prière mentale, et aussi entre la prière méditative et la prière contemplative. Il peut être pratiqué en tout temps, en tout lieu : église, chambre, rué, bureau, atelier etc. On peut répéter le nom en marchant. Les débutants feront cependant bien de s’astreindre à une certaine régularité dans cette pratique et de choisir des heures fixes, des lieux solitaires. Cet entraînement systématique n’exclut d’ailleurs pas l’usage parallèle et entièrement libre de l’invocation du nom.
Avant de prononcer le nom de Jésus, il faut d’abord essayer de se mettre soi-même en état de paix et de recueillement, puis implorer l’aide du Saint-Esprit par lequel seul on peut dire que Jésus est le Seigneur (1 Co 11,3). Tout autre préliminaire est superflu. De même que, pour nager, il faut se jeter à l’eau, ainsi faut-il tout d’un coup se jeter dans le nom de Jésus. Ce nom ayant été prononcé une première fois avec une adoration aimante, il n’y a qu’à s’y attacher, à y adhérer, à le répéter lentement, doucement, tranquillement.
Ce serait une erreur de vouloir " forcer " cette prière, d’enfler intérieurement la voix, de chercher l’intensité et l’émotion. Lorsque Dieu se manifesta au prophète Élie, ce ne fut ni dans la tempête, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais bien dans le calme murmure qui leur succéda (1 Rs 19). Il s’agit de concentrer peu à peu tout notre être autour du nom et de laisser celui-ci, comme une tache d’huile, pénétrer et imprégner silencieusement notre âme. Dans l’acte d’invocation du nom, il n’est pas nécessaire de répéter ce dernier d’une manière continue. Le nom prononcé peut se " prolonger " dans des minutes de repos, de silence, d’attention purement intérieure : tel un oiseau alterne le battement d’ailes et le vol plané. Toute tension, toute hâte doivent être évitées. Si la fatigue survient, il faut interrompre l’invocation et la reprendre simplement lorsqu’on s’y sentira disposé.
Le but à atteindre et non une répétition littérale constante mais une sorte de latence et de quiescence du nom de Jésus dans notre coeur : Je dors, mais mon coeur veille (Ct 5,2). Et que l’on bannisse toute sensualité spirituelle, toute recherche de l’émotion. Sans doute il est naturel que nous espérions obtenir des résultats en quelque sorte tangibles, que nous voulions au moins toucher la frange du vêtement du Sauveur et ne le point laisser aller qu’il ne nous ait bénis ; mais ne pensons pas qu’une heure où nous aurons invoqué le nom sans rien " sentir ", en demeurant apparemment froids et secs, ait été une heure perdue et inféconde. Cette invocation que nous pensions avoir été stérile sera au contraire très acceptable à Dieu, parce que techniquement pure, si l’on peut dire, parce que dépouillée de toute préoccupation de délices spirituelles et réduite à une offrande de la volonté nue. D’ailleurs, dans sa gracieuse miséricorde, le Sauveur enveloppe souvent son nom d’une atmosphère de joie, de chaleur et de lumière : Ton nom est un parfum répandu... Attire-moi (Ct 1,3-4).
L’invocation du nom sera pour certains un épisode sur leur route spirituelle ; pour d’autres elle sera plus qu’un épisode, elle sera l’une des méthodes dont ils se servent habituellement, sans être toutefois la méthode ; pour d’autres enfin, elle deviendra la méthode autour de laquelle s’organisera toute la vie intérieure. Décider, par un choix arbitraire, par un caprice, que ce dernier cas sera le nôtre serait bâtir un édifice qui s’écroulera misérablement. On ne choisit pas la " prière de Jésus ". On y est appelé et conduit par Dieu, s’il le juge bon. On s’y consacre par obéissance à une vocation très spéciale, pour autant que d’autres obéissances n’ont as un droit de priorité. Si cette forme de prière ne fait pas obstacle à d’autres formes auxquelles nous nous devons en vertu de notre état, si elle s’accompagne d’un attrait pressant, si elle produit en nous des fruits de pureté, de charité et de paix, si nos conducteurs spirituels autorisés nous encouragent, il y a là, sinon des signes d’un appel, du moins des indices qui méritent d’être humblement et attentivement considérés.
La " voie du Nom " a été sanctionnée par beaucoup de Pères monastiques orientaux et aussi par plusieurs saints d’Occident ; elle est donc légitime et demeure ouverte. Mais l’on évitera tout zèle indiscret, toute propagande intempestive ; on ne criera pas avec une ferveur mal éclairée : " C’est la meilleure prière ", et encore moins : " C’est la seule prière ". On gardera dans leur pénombre les secrets du Roi. Ceux qui sont soumis à une communauté ou à une règle verront dans quelle mesure la voie du Nom est compatible avec les méthodes auxquelles ils doivent obéissance ; l’autorité compétente les aidera dans ce discernement.
De la prière liturgique ; nous n’avons rien à dire ici ; elle ne saurait entrer en conflit avec l’oraison individuelle et intérieure dont nous traitons. Nous nous garderons bien de suggérer à ceux dont la prière est un dialogue authentique avec le Seigneur ou à ceux qui se sont établis dans le grand silence des états contemplatifs d’abandonner leur oraison pour pratiquer la " prière de Jésus ". Nous ne déprécierons aucune forme de prière. Car la meilleure prière est, en définitive, pour chacun, celle, quelle qu’elle soit, où l’acheminent le Saint-Esprit, et les circonstances, et des directions autorisées. Ce que nous dirons avec sobriété et vérité en faveur de la " prière de Jésus ", c’est qu’elle aide à simplifier et à unifier notre vie spirituelle. Alors que des méthodes compliquées dispersent et fatiguent l’attention, cette prière qui consiste en un seul mot possède un pouvoir d’unification, d’intégration, bienfaisant aux âmes divisées dont le nom et le péché " est légion " (Mc 5,9). Le nom de Jésus, devenu le foyer d’une vie, rassemble tout. Mais qu’on n’aille pas s’imaginer que l’invocation du nom soit un moyen court qui dispense des purifications ascétiques. Le nom de Jésus est lui-même un instrument d’ascèse, un filtre au travers duquel ne doivent passer que les pensées, les paroles, les actes compatibles avec la divine et vivante réalité que ce nom symbolise. La croissance du nom dans notre âme implique une décroissance correspondante du moi séparé, la mort quotidienne à l’égoïsme dont tout péché découle.
Il y a des degrés dans la " prière de Jésus ". Elle s’approfondit et se dilate selon que nous découvrons dans le nom un contenu nouveau. Elle doit débuter comme adoration et sentiment de présence. Puis cette présence est éprouvée comme celle d’un Sauveur (car tel est le sens du mot " Jésus "). L’invocation du nom est un mystère de salut en tant qu’il apporte une délivrance. Prononçant le nom, nous recevons déjà ce dont nous avons besoin. Nous le recevons dès maintenant en Jésus qui est, non seulement le donateur, mais le don ; non seulement le purificateur, mais toute pureté ; non seulement le nourricier des affamés et celui qui désaltère les assoiffés, mais la nourriture et le breuvage. Il est la substance de toutes choses bonnes (si nous ne prenons pas ce terme dans un sens rigoureusement métaphysique).
Son nom rend la paix à ceux qui sont tentés : au lieu de discuter avec la tentation, au lieu de considérer la tempête qui fait rage (ce fut, sur le lac, le tort de Pierre après son bon commencement), pourquoi ne pas regarder à Jésus seul et aller vers lui en marchant sur les flots, prenant refuge dans son nom ? Que l’homme tenté se recueille doucement et prononce le nom sans anxiété, sans fièvre, et que de ce nom il emplisse son coeur et fasse un barrage contre les vents mauvais. Et, si un péché a été commis, que le nom serve de réconciliation immédiate. Sans hésitations, sans retard, qu’il soit prononcé avec repentance, avec charité parfaite, et il deviendra aussitôt un signe de pardon ; et Jésus reprendra tout naturellement sa place dans la vie du pécheur, de même que, ressuscité, il revint s’asseoir si simplement à la table où les disciples qui l’avaient délaissé lui présentaient du poisson et du miel. Il ne s’agit évidemment pas de rejeter ou de sous-estimer les moyens objectifs de pénitence et l’absolution que l’Église offre au pécheur : nous ne parlons ici que de ce qui se passe dans le secret de l’âme.
Le nom de Jésus est plus qu’un mystère de salut, plus qu’un secours dans les besoins, plus qu’un pardon après le péché. Il est un moyen par lequel nous pouvons nous appliquer à nous-mêmes le mystère de l’Incarnation. Au-delà de la présence, il apporte l’union. En prononçant le nom, nous intronisons Jésus dans nos coeurs, nous revêtons le Christ ; nous offrons notre chair à la Parole pour qu’elle l’assume dans son Corps mystique ; nous faisons déborder jusque dans nos membres soumis à la loi du péché la réalité intérieure et la force du mot " Jésus ". Nous sommes ainsi rendus purs et consacrés. Pose-moi comme un sceau sur ton coeur, comme un sceau sur ton bras (Ct 8,6). Ce n’est pas seulement une approche personnelle du mystère de l’Incarnation que nous procure l’invocation du nom de Jésus. Par cette prière nous entrevoyons la plénitude de celui qui remplit tout en tous (Ép 1,23).
Le nom de Jésus est un instrument, une méthode de transfiguration. Prononcé par nous, il nous aide à transfigurer (sans aucune confusion panthéiste) le monde entier en Jésus Christ. Cela est vrai de la nature inanimée elle-même. L’univers matériel, qui n’est pas seulement le symbole visible de l’invisible beauté divine, mais qui s’efforce en gémissant vers le Christ et dont un mouvement mystérieux élève tout le devenir vers le Pain et le Vin du salut, cet univers murmure secrètement le nom de Jésus : ...les pierres elles-mêmes crieront... (Lc 19,40), et il appartient au ministère sacerdotal de chaque chrétien d’exprimer cette aspiration, de prononcer le nom de Jésus sur les éléments de la nature, les pierres et les arbres, les fleurs et les fruits, la montagne et la mer, de donner son accomplissement au secret des choses, d’apporter la réponse à cette longue, muette et inconsciente attente.
Nous pouvons aussi transfigurer le monde animal. Jésus proclama qu’aucun passereau n’est oublié du Père et qui séjourna dans le désert avec les animaux (Mc 1,13), n’a pas laissé les bêtes hors de sa bonté et de son influence. Comme Adam dans le paradis nous avons à donner un nom à tous les animaux ; quel que soit le nom que la science leur donne, nous invoquerons sur chacun d’eux le nom de Jésus, leur rendant ainsi leur dignité primitive que si souvent nous oublions et rappelant qu’ils sont créés et aimés par le Père en Jésus et pour Jésus.
Mais c’est surtout par rapport aux hommes que le nom de Jésus nous aide à exercer un ministère de transfiguration. Jésus, qui, après la Résurrection, voulut plusieurs fois apparaître aux siens sous une autre forme (Mc 16,12) - le voyageur inconnu sur la route d’Emmaüs, le jardinier près de la tombe, l’étranger debout sur la rive du lac - continue à nous rencontrer, voilé, dans notre vie quotidienne et à nous confronter avec cet aspect si important de sa présence : sa présence en l’homme. Ce que nous faisons au moindre d’entre nos frères, c’est à lui que nous le faisons. C’est sous les traits des hommes et des femmes que nous pouvons, par les yeux de la foi et de l’amour, voir la face du Seigneur ; c’est en nous penchant vers la détresse des pauvres, des malades, des pécheurs, de tous les hommes, que nous pouvons poser notre doigt sur la marque des clous, plonger notre main dans le côté percé, acquérir la conviction personnelle de la Résurrection et de la présence réelle (sans confusion d’essence) de Jésus Christ dans son corps mystique, et dire avec Thomas : Mon Seigneur et mon Dieu ! (Jn 20,28). Or le nom de Jésus est un moyen concret et puissant de transfigurer les hommes en leur plus profonde et divine réalité. Ces hommes et ces femmes que nous croisons dans la rue, l’usine, le bureau, et ceux-là surtout qui nous semblent irritants et antipathiques, allons vers eux avec le nom de Jésus dans notre coeur et sur nos lèvres ; prononçons silencieusement sur eux ce nom (qui est leur vrai nom) ; nommons-les de ce nom dans un esprit d’adoration et de service.
Consacrons-nous à eux d’une manière pratique, si c’est possible, ou tout au moins par une aspiration intérieure, et c’est à Jésus Christ qu’en eux nous nous consacrons ; par la reconnaissance et l’adoration silencieuse de Jésus emprisonné dans le pécheur, dans le criminel, dans la prostituée, nous délivrons d’une certaine manière et ces pauvres geôliers et notre Maître. si nous voyons Jésus en chaque homme, si nous disons " Jésus " sur chaque homme, nous irons par le monde avec une vision nouvelle et avec un don nouveau de notre propre coeur. Nous pouvons ainsi (autant qu’il est en nous) transformer le monde et faire nôtre la parole de Jacob à son frère J’ai vu ta face, et c’est comme si j’avais vu la face de Dieu (Gn 33,10).
L’invocation du nom de Jésus a un aspect ecclésial. En ce nom nous rencontrons tous ceux qui sont unis au Seigneur et au milieu desquels il se tient. En ce nom nous pouvons enclore tous ceux que le coeur divin renferme. Intercéder pour un autre, c’est moins plaider pour lui auprès de Dieu qu’appliquer à son nom le nom de Jésus et adhérer à l’intercession de Notre Seigneur lui-même pour ses aimés. Nous touchons ici au mystère de l’Église. Là où est Jésus Christ, là est l’Église. Quiconque est en Jésus est dans l’Église. Le nom de Jésus est un moyen de nous unir à l’Église, car Église est dans le Christ. Elle y est sans souillure. Ce n’est pas que nous puissions nous désintéresser de l’existence et des problèmes de l’Église sur terre, ni fermer les yeux aux imperfections et à la désunion des chrétiens. Nous ne séparerons pas les aspects visible et invisible de l’Église ; nous ne les opposerons pas. Mais nous savons que ce qui est impliqué dans le nom de Jésus, c’est l’aspect sans tache, spirituel et éternel de l’Église qui transcende toute manifestation terrestre et qu’aucun schisme ne peut déchirer.
La parole de Jésus à la Samaritaine sur l’heure qui vient et est déjà venue (Jn 4,23) où les vrais adorateurs adoreront le Père, non plus à Jérusalem ou à Garizim, mais en esprit et en vérité, cette parole présente une apparente contradiction. Comment l’heure peut-elle être déjà venue et être encore à venir ? Ce paradoxe s’explique par le fait que la Samaritaine se tenait à ce moment devant Jésus. Certes l’opposition entre Jérusalem et Garizim subsistait, et Jésus, loin de la minimiser, avait déclaré que le salut vient des Juifs : l’heure était donc encore à venir. Mais, parce que Jésus était là et qu’en sa personne Jérusalem et Garizim se trouvent infiniment dépassées, l’heure était déjà venue. Nous sommes dans une situation analogue lorsque nous invoquons le nom du Sauveur. Nous ne pouvons croire que des interprétations divergentes de l’Évangile soient vraies ou que des chrétiens divisés possèdent la même mesure de lumière ; mais nous croyons que ceux qui, prononçant le nom de Jésus, essayent de s’unir à leur Seigneur par un acte d’obéissance inconditionnelle et de charité parfaite dépassent les divisions humaines, pari quelque manière à l’unité surnaturelle du Corps mystique du Christ et sont des membres sinon visibles et explicites, du moins invisibles et implicites de l’Église. Et ainsi l’invocation du nom de Jésus, faite d’un coeur intègre, est une voie vers l’unité chrétienne.
Elle nous aide aussi à rejoindre cri Jésus les fidèles défunts. À Marthe qui affirmait sa foi en la résurrection future, Jésus répondait : Je suis la résurrection et la vie (Jn 11,25). C’est-à-dire que la résurrection des morts est autre chose qu’un événement futur ; que la personne du Christ ressuscité est déjà la résurrection et la vie de tous les rachetés ; et qu’au lieu de chercher, soit dans la prière, soit par la mémoire ou l’imagination, à établir un contact spirituel direct entre nos défunts et nous-mêmes, c’est en Jésus, où se trouve maintenant leur vraie vie, que nous devrions nous efforcer de les atteindre, liant leurs propres noms le nom de Jésus. Ces morts, dont la vie est cachée dans le Christ, constituent l’Église céleste, la partie la plus nombreuse de l’Église éternelle et totale. Dans le nom de Jésus nous rejoignons les saints qui portent son nom sur leur front (Ap 22,4),et les anges dont l’un dit à Marie : Tu appelleras ton fils du nom de Jésus (Lc 1,31), et Marie elle-même ; puissions-nous, dans l’Esprit, désirer entendre et répéter le nom de Jésus comme Marie l’entendit et le répéta !