Christ Pantocrator
(Icône grecque)
(Icône grecque)
par Élisabeth Behr-Sigel
Un des éléments les plus importants de toute règle d'oraison monastique dans l'Église orthodoxe, est la "Prière de Jésus" appelée aussi "prière" ou "action spirituelle"(1). Sa forme extérieure - on peut dire sa "matière" - est la répétition aussi fréquente que possible du Nom de Jésus Christ, associé à la prière du péager (Lc 18,14) en ces termes : "Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur". Son essence spirituelle est "la descente de l'intelligence dans le coeur", aboutissant, par la purification de la pensée et la mémoire constante de Jésus Christ, à l'illumination de l'homme intérieur par la grâce divine et à la prise de conscience de l'habitation mystique en lui du Saint Esprit.
La pratique de cette prière est une tradition ancienne et vénérable de l'Église d'Orient. Elle est issue d'un courant spirituel qui remonte aux Pères du désert et dont l'enseignement des grands penseurs chrétiens du IIIe et du IVe siècles est l'expression théologique.
Mal ou peu connue en Occident, cette grande tradition mystique, en quelque sorte l'âme de la théologie orientale, a suscité pourtant des recherches et des travaux intéressants (2). Mais ces études, écrites par des spécialistes de la littérature patristique grecque ignorent généralement les formes les plus récentes qu'a revêtues la tradition antique au sein des églises slaves et grecques modernes, cette tradition vivante en dehors de laquelle les textes anciens demeurent souvent incompréhensibles, Ainsi que l'a écrit le Père Hausherr : "La question de l'hésychasme (3) ne présente pas seulement un intérêt historique - suffisant du reste à lui mériter l'attention des chercheurs en ce temps de renouveau des études ascétiques et mystiques - elle n'a pas perdu son actualité dans l'Orient orthodoxe. D'aucuns estiment même que, de toutes les questions dont l'étude- s'impose à qui se préoccupe de l'avenir religieux grec ou slave, celle-ci est la plus importante (4). Nous ajouterons que la littérature ascétique et mystique russe, qui pourrait fournir des renseignements précieux sur la permanence et le renouveau de la pratique de la prière spirituelle, reste à peu près totalement inconnue de l'Occident.
Sachez que l'oeuvre divine de la sainte prière spirituelle fut l'occupation constante de nos anciens pères théophores et que, semblable au soleil, elle a resplendi parmi les moines, aussi bien dans de nombreux ermitages que dans des monastères où l'on pratiquait la vie en communauté, au Mont Sinaï, chez les solitaires d'Égypte et du désert nitrique, à Jérusalem et dans les monastères situés aux environs de cette ville, bref dans tout l’Orient, à Constantinople, au Mont Athos, dans les îles de l'Archipel et enfin, en ces derniers temps, par la grâce du Christ, dans la Grande Russie.
C'est par ces paroles que débute le premier des Chapitres sur la prière spirituelle du grand starets russe du XVIIIe siècle, saint Païsi Velitchkovski (5). Ainsi au témoignage de l'un des plus zélés promoteurs de la "prière spirituelle" dans le monachisme russe des temps modernes, la pratique de celle-ci remonte à la plus haute antiquité chrétienne et fait partie de patrimoine sacré de la tradition orthodoxe. Par leur oeuvre littéraire, saint Païsi et ses disciples se proposaient d'ailleurs de faire connaître aux moines slaves les textes patristiques grecs se rapportant à la "Prière de Jésus" et de prouver ainsi que ses partisans n'étaient pas des novateurs, mais renouaient au contraire avec une tradition antique et vénérable de l'Église. Tel était, en particulier, l'un des buts qu'ils poursuivaient en traduisant la fameuse Philocalie des Pères néptiques (6), qui fut, pendant la première moitié du XIXe siècle, avec la Bible et la Grande ménologie (Vie des saints) de saint Dimitri de Rostov, la nourriture spirituelle préférée des moines russes. L'école de Païsi ne faisait que continuer d'ailleurs l'oeuvre amorcée au XVIe siècle par saint Nil Sorski, premier écrivain religieux russe chez lequel nous trouvons un exposé systématique de "l'oeuvre spirituelle". [...]
Il ne faut pas oublier cependant que la tradition de la Prière de Jésus est transmise avant tout par un enseignement oral direct. Un peu à l'écart des grands centres monastiques russes, mais toujours en relations intimes avec eux , se trouvait le plus souvent une poustinia, c'est-à-dire un ermitage, ou un skite, nom donné à un petit groupe de cellules isolées où vivent quelques moines sous la direction d'un "ancien". Là, loin du bruit des pèlerins et de la vie commune du monastère, un ou plusieurs solitaires s'adonnaient à l'oeuvre spirituelle. Seuls étaient admis quelques rares visiteurs laïcs et quelques jeunes moines ayant entendu l'"appel de la solitude". Ils y recevaient des anciens l'initiation à la prière spirituelle, initiation toujours très personnelle, adaptée au tempérament et au degré de maturité spirituelle du disciple. Tous les starets russes, de Païsi Velitchkovski à Théophane le Reclus, ont toujours insisté sur la nécessité, pour ceux qui veulent s'engager dans la voie de la prière contemplative, d'avoir recours à un maître expérimenté et de suivre ses conseils dans un esprit de soumission totale. "Les saints Pères, dit le starets Païsi, appellent cette sainte prière un art. La raison en est, me semble-t-il, que de même qu'il est impossible à un homme de s'instruire lui-même dans un art sans recevoir les leçons d'un artiste averti, de même il est impossible de s'adonner à cette oeuvre spirituelle sans un maître expérimenté" (7). Il s'en suit que toute connaissance purement livresque et rationnelle de l'oeuvre spirituelle, ne s'accompagnant pas d'une expérience vécue dans l'intimité d'un maître spirituel, reste schématique et inadéquate.